Sur les bords glacés de l’Antarctique, un phénomène aussi spectaculaire qu’inattendu se produit. Des poussins de manchots empereurs, encore novices face à l’océan, prennent leur envol… vers le vide. Un plongeon de 15 mètres, droit dans les eaux glaciales, qui pourrait bien devenir une nouvelle norme adaptative face à un environnement en mutation.
Un saut vertigineux dicté par la survie
Sur les glaces de la baie d’Atka, un groupe de jeunes manchots empereurs, encore recouverts de leur duvet d’enfance, se masse au bord d’une falaise de 15 mètres de hauteur. En bas, l’océan. Devant eux, un choix vital : sauter pour se nourrir… ou rester et risquer la faim.
Ce comportement rare a été immortalisé par une équipe de documentaristes à l’aide d’un drone à longue portée, capturant les hésitations, les chutes et la détermination de ces oiseaux marins en devenir. Et contrairement à ce que l’on pourrait croire, il ne s’agit pas d’un comportement suicidaire, mais bien d’une stratégie de passage à l’âge adulte.

Des premiers plongeons filmés à une hauteur inédite
Traditionnellement, les poussins se jettent dans la mer depuis la banquise saisonnière, un rebord modeste situé à moins d’un mètre de hauteur. Mais ici, l’effondrement progressif de la banquise pousse certaines colonies à s’installer sur des plateformes glaciaires plus stables, mais aussi plus hautes. Résultat : des falaises naturelles remplacent les plages de glace.
Selon des experts comme Michelle LaRue, biologiste de la conservation, il s’agit probablement des premières images filmées de poussins sautant d’un tel promontoire. Un événement rarissime, aux airs d’initiation collective, où chaque petit attend que l’un d’eux se lance pour suivre le mouvement.

Un comportement déclenché par la faim
À environ cinq mois, les jeunes manchots perdent leur duvet et voient apparaître leurs plumes imperméables, signal de départ vers la mer. C’est aussi le moment où leurs parents, déjà repartis en mer, les laissent affronter seuls le grand bleu. Poussés par la faim, ils suivent leur instinct.
Ce qui intrigue les scientifiques, c’est que certains poussins semblent suivre des traces erratiques d’adultes, s’égarant ainsi jusqu’à ces falaises impraticables. Peter Fretwell, chercheur au British Antarctic Survey, soupçonne que ces trajets insolites soient liés à une désorientation provoquée par la fonte de la glace.

Une scène aussi risquée que fascinante
« Ils ne bondissent pas comme des oiseaux planant. Ils tombent, simplement. Tête la première, parfois avec une rotation en prime, avant de frapper l’eau dans un grand plouf », raconte Gerald Kooyman, physiologiste et observateur de longue date des empereurs. La plupart ressortent indemnes et nagent vers leur première chasse. Un seul a été vu coincé dans une crevasse… avant d’en sortir seul avec son bec.
Ce comportement n’est pas encore considéré comme une nouvelle norme, mais s’il devenait plus fréquent, il pourrait témoigner de l’adaptation des empereurs à un environnement hostile.
Un avenir incertain pour le roi de la glace
Classé comme quasi menacé par l’Union internationale pour la conservation de la nature, le manchot empereur subit de plein fouet les conséquences du réchauffement climatique. Depuis 2016, la banquise décline à une vitesse préoccupante, réduisant les habitats traditionnels de reproduction.
Selon Fretwell, si la tendance actuelle se poursuit, la population entière pourrait disparaître d’ici la fin du siècle. Une perspective dramatique pour une espèce présente depuis des millions d’années.
La résilience comme instinct
Malgré ce tableau préoccupant, les spécialistes rappellent que les manchots empereurs sont des oiseaux robustes, capables de survivre à des conditions extrêmes. Leurs sauts impressionnants ne relèvent pas de la témérité, mais d’un instinct de survie profondément ancré.
« Ils n’ont pas le choix. Ils voient l’eau, ils savent que c’est là que ça se passe, alors ils y vont », résume LaRue. Une leçon de courage, gravée dans la glace, face à un monde qui change plus vite que leurs instincts n’y étaient préparés.

