Rafale, sous-marins, canons Caesar : les fleurons de l’industrie française de défense s’exportent à prix d’or à l’international. Pourtant, sur le terrain national, l’armée déplore un cruel manque d’équipements. Entre réalité industrielle, choix stratégiques et priorités budgétaires, ce paradoxe apparent mérite d’être éclairci.
Exportations record, mais armée sous-dotée
En 2024, la France s’est hissée au deuxième rang mondial des exportateurs d’armement, juste derrière les États-Unis. Elle dépasse même la Russie, affaiblie par sa propre guerre et contrainte de réserver ses armes à son usage interne. Les chiffres sont flatteurs : 18 milliards d’euros de ventes, représentant près de 10 % du marché mondial, selon le SIPRI (Stockholm International Peace Research Institute).
Mais pendant ce temps-là, sur le sol national, l’armée française alerte régulièrement sur ses stocks insuffisants. Selon un rapport parlementaire de 2023, les capacités françaises ne permettraient pas de tenir plus de quelques semaines en cas de conflit de haute intensité. Pire, une étude de l’Institut français des relations internationales (Ifri) estimait en 2025 que l’aviation nationale ne tiendrait pas trois jours dans un affrontement majeur.
Des ventes en or, mais pas en volume
Alors, comment expliquer ce décalage entre puissance commerciale et fragilité opérationnelle ? En réalité, la France exporte peu d’unités, mais à prix élevé. Un Rafale s’affiche autour des 150 millions d’euros l’unité, et quatre sous-marins vendus aux Pays-Bas pèsent à eux seuls 5,6 milliards d’euros. Résultat : les ventes grimpent en valeur, mais cela ne se traduit pas par une production massive d’équipements que l’armée française pourrait utiliser à bas coût.
Comme le résume Stéphane Audrand, consultant en risques et officier de réserve, cette performance à l’export est en partie due à la chute des ventes russes, et en partie au positionnement haut de gamme de l’armement français.
Privé vs public : deux logiques distinctes
Autre élément-clé : il ne faut pas confondre industrie de défense et armée nationale. Les entreprises comme Dassault, Naval Group ou Thalès sont privées et vendent à qui paie. Si l’État ne commande pas, la production part à l’export. Ainsi, en janvier, le ministre des Armées Sébastien Lecornu reconnaissait que la France manquait d’une trentaine de Rafale, de trois frégates, et de capacités de frappe longue distance – autrement dit, ses propres best-sellers.
Un budget marqué par le choix nucléaire
La stratégie française repose en grande partie sur la dissuasion nucléaire. Mais ce choix pèse lourd dans les finances. En 2024, 6,4 milliards d’euros ont été consacrés à l’entretien de l’arsenal atomique, soit 13 % du budget militaire. De l’argent qui ne va donc ni dans les munitions, ni dans les équipements conventionnels.
Cette répartition se voit notamment dans la marine nationale, dont les navires sont souvent moins armés que ceux d’autres pays, comme l’Italie. Une logique assumée, mais qui devient un frein en cas de besoin immédiat d’armement classique.
Une ambition qui peine à suivre le rythme
La France consacre aujourd’hui 2,1 % de son PIB à sa défense, soit environ 50 milliards d’euros. Un chiffre que le gouvernement souhaiterait voir grimper à 90 milliards pour atteindre un niveau jugé “convenable” par le ministère. Cela permettrait notamment d’accroître la production de munitions, à l’image des obus de 155 mm, dont la France produit désormais 100 000 par an… alors que l’Ukraine en consomme 7 000 par jour.
En cas de conflit majeur, la France pourrait bien sûr réorienter sa production vers ses besoins propres, en donnant la priorité à ses commandes, comme le fait actuellement la Russie. Mais à ce stade, cette hypothèse reste de l’ordre du scénario extrême.
En attendant, la France continue de briller à l’international… tout en courant après ses propres stocks. Un paradoxe militaire à la française, entre excellence industrielle et fragilité opérationnelle.

